samedi 5 décembre 2009

Alcoolisme au travail Gazette des communes


Alcoolisme au travail - Entre sanctions et responsabilités
Source Gazette des communes décembre 2009 n°2007.
S'il est aujourd'hui bien établi qu'un l'agent qui consomme de l'alcool avec excès commet presque toujours une faute, en même temps qu'il s'expose, pour peu qu'un accident s'ensuive, à l'engagement de sa responsabilité, l'autorité territoriale n'en aura pas moins, trop souvent, scrupule à engager à son encontre l'action disciplinaire qui s'imposerait.
L'alcoolisme n'est pas « une faute comme les autres », à double titre. D'une part, à la différence des autres agissements susceptibles d'être sanctionnés par la voie disciplinaire, il touche à la vie privée et à l'état de santé de l'agent. La preuve de ce comportement sera, on le verra, d'autant plus délicate à rapporter.D'autre part, l'autorité territoriale peut toujours craindre, si l'alcoolisation d'un agent de la collectivité est mise en évidence par une poursuite disciplinaire, de se voir accuser en retour, le cas échéant par l'agent fautif lui-même, d'avoir manqué à cette règle qui lui impose d'interdire aux travailleurs en « état d'ébriété », de prendre leur poste.A cela s'ajoute que, pour grave et malheureusement fréquent ce comportement soit-il, l'alcoolisme n'est que très peu appréhendé par les textes. Introuvable dans les textes propres à la fonction publique territoriale, l'alcool a été distillé avec parcimonie dans deux articles du Code du travail (R.4228-20 et R.4228-21), rendus applicables dans la FP de l'Etat, avec toutes les autres règles d'hygiène et de sécurité du travail, par l'effet du décret n° 82- ........... D'où la nécessité, pour qui envisagerait d'infliger une sanction disciplinaire à un agent, à raison d'une consommation excessive d'alcool, de connaître également la jurisprudence des juridictions administratives et judiciaires.

I. Fondement du pouvoir disciplinaire
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A. Dispositions réglementaires du Code du travail
L'article R.4228-20 du Code du travail prohibe l'introduction sur le lieu de travail d'« aucune boisson alcoolisée autre que le vin, la bière, le cidre et le poiré ». Cette disposition, en apparence surprenante par les exceptions qu'elle ménage au principe (1), reflète en réalité la classification des boissons de l'article L.3321-1 du Code de la santé publique dans laquelle les boissons en question sont répertoriées (au 3°) non pas comme des « boissons alcoolisées », mais comme des « boissons fermentées non distillées ». 
Cette interdiction, de par la généralité de ses termes, s'adresse aussi bien à l'employeur qu'aux travailleurs. La sanction susceptible de leur être respectivement infligée sera toutefois différente. 
L'employeur encourt une sanction pénale (contravention de la 5 e classe), peu important que l'alcool prohibé ait été introduit par des agents. En pratique, l'employeur n'est pas condamné pour la seule introduction d'alcool dans l'entreprise, mais cette circonstance illicite peut permettre de caractériser davantage sa responsabilité pour infraction d'imprudence s'il s'ensuit malheureusement un accident du travail (2). 
Les travailleurs, de droit privé ou de droit public, s'exposent, pour leur part, à une sanction disciplinaire, selon le régime qui leur est respectivement applicable, s'ils sont à l'origine de cette introduction (3).L'article R.4228-21 du Code du travail, aux termes duquel : « il est interdit de laisser entrer ou séjourner dans les lieux de travail des personnes en état d'ivresse », s'adresse manifestement au seul employeur, lequel se rend susceptible de se voir infliger d'une contravention de 5 e classe en cas de manquement à cette règle (4).
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.Le risque pénal devrait inciter l'employeur à sanctionner plus systématiquement, dans le cadre de la procédure disciplinaire, les agents ou salariés en état d'ébriété sur le lieu de travail (6), sauf à être en mesure de démontrer que l'accident est exclusivement imputable à la faute du salarié (7). Il serait bien avisé, dans cette démarche préventive, de s'appuyer sur le règlement intérieur de la collectivité.En outre, une précision terminale qui vaut pour les deux textes déjà évoqués : il a été jugé que par « lieux de travail », il faut entendre non seulement les locaux de l'entreprise, mais aussi « tous les lieux extérieurs sur lesquels les salariés interviennent sur instruction de l'employeur » (8).

B. Le règlement intérieur de la collectivité
Le règlement intérieur de la collectivité constitue, pour peu qu'il soit adéquatement rédigé, un autre fondement du pouvoir disciplinaire de l'employeur désireux de sanctionner l'alcoolisation au travail.D'une part, la jurisprudence considère que le règlement intérieur peut valablement interdire aux agents d'introduire dans l'enceinte de la collectivité celles des boissons alcoolisées que l'article R.4228-20 du Code du travail tolère et, conséquemment, que l'employeur est en droit de s'appuyer sur cet acte pour sanctionner le salarié qui introduirait dans l'entreprise ces boissons (9). 
A l'inverse, dans le silence du règlement sur ce point, l'employeur ne serait pas fondé à reprocher à ses subordonnés de consommer des boissons permises sauf à constater un état d'ébriété consécutif (10).D'autre part, et surtout, le règlement intérieur constitue un instrument particulièrement précieux dès lors qu'il donne à l'employeur la possibilité de définir objectivement l'« état d'ébriété » dans un cadre disciplinaire. Il peut être recommandé à cette fin, pour éviter l'écueil d'une définition aussi imprécise que le terme qu'il s'agit de définir est vague, de caractériser simplement l'état d'ébriété par référence aux taux d'alcoolémie, passés lesquels le Code de la route prohibe la conduite d'un véhicule sur la voie publique (11).I
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.Il reste à se demander si un agent ne serait pas en droit de paralyser l'action disciplinaire exercée sur le fondement des textes et documents répertoriés plus haut en invoquant l'altération de ses facultés mentales et, partant, son irresponsabilité du fait même de son alcoolisation. Une réponse négative s'impose à la lumière d'une jurisprudence sans doute inspirée de la théorie dite de la « faute préalable » qui, forgée par les pénalistes, permet de poursuivre celui qui a commis une infraction sous l'empire de l'alcool : « l'état d'ébriété n'exclut pas le prononcé d'une sanction disciplinaire » (13) ; « les comportements liés à la consommation de l'alcool ne relèvent pas de l'insuffisance professionnelle mais peuvent être qualifiés de faute disciplinaire » (14). Il est vrai que la loi oblige tout salarié à veiller à sa propre sécurité (C. travail, art. L.4122-1).Mais l'employeur n'est pas pour autant empêché de placer d'office et parallèlement, à raison de son alcoolisme, l'agent sanctionné en longue maladie (décret n° 87-603 du 13 juillet 1987, art. 24 d), ou même en maladie ordinaire (15). C'est là toute l'ambiguïté de l'alcoolisme : une « maladie fautive » en quelque sorte.

II. Exercice du pouvoir disciplinaire
Cet exercice suppose que le manquement soit prouvé, mais aussi que la sanction soit adaptée au comportement qu'il s'agit de réprimer.

A. La preuve de la faute
Il incombe à l'autorité disciplinaire qui entend sanctionner un agent d'apporter la preuve,...................... Le régime de cette démonstration est délicat. Il met en évidence une autre ambivalence : l'alcoolisme d'un agent au travail regarde certes l'employeur chargé de faire respecter les règles d'hygiène et de sécurité dans la collectivité, mais le pouvoir disciplinaire de celui-ci souffrira des limites inhabituelles en tant que la recherche de la preuve est par nature susceptible de porter atteinte à l'intégrité et/ou à l'intimité de l'agent qui en fait l'objet.
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Il est établi, en premier lieu, que l'autorité territoriale est en droit de prouver par tous moyens l'alcoolisation de l'agent. Il a été ainsi jugé qu'elle n'est pas tenue, pour rapporter une telle preuve, de se plier aux dispositions très contraignantes applicables aux forces de l'ordre pour le dépistage de l'alcoolémie au volant (16).


Mais ce mode de preuve reste fragile dans la mesure où l'agent est admis à démontrer sa fausseté à l'aide d'examens médicaux avérant sa sobriété ; il n'est, en outre, pratiquement concevable que si l'alcoolisation de l'agent est extériorisée, manifeste.
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Il ressort, d'une part, de la jurisprudence, que l'autorité territoriale ne peut recourir au dépistage qu'autant qu'il est prévu par le règlement intérieur de la collectivité (19). Les agents ne pourront donc pas être soumis à ce test par surprise.
Les juridictions n'admettent, d'autre part, ce procédé que s'il est utilisé pour dépister l'éventuelle alcoolisation d'agents affectés à un poste réputé à risque : conduite de véhicules sur la voie publique, utilisation de machine dangereuse, chargés de veiller sur des enfants. (20). L'autorité devra veiller à ne pas user du test dans le seul objectif de se constituer la preuve de l'alcoolisation d'un agent, serait-il affecté à un poste dangereux, en vue de le sanctionner (21). Les conditions d'organisation matérielle du test sont plutôt souples : il n'est pas requis qu'un médecin de prévention soit présent (22) et les tests utilisés peuvent être ceux vendus dans le commerce (le juge appréciera leur fiabilité si elle est contestée devant lui).Il est recommandé que les opérations de tests soient menées par deux personnes désignées par l'autorité territoriale (par exemple, le chef de service et l'agent chargé de la mise en œuvre des règles d'hygiène et de sécurité - Acmo) pour être en mesure de confirmer les résultats si l'agent les conteste. Ces résultats devront être couchés sur un procès-verbal cosigné par ces personnes et par l'agent s'il l'accepte.Si l'agent refuse de se plier au test, ce qui est son droit, il s'expose à ce que l'autorité territoriale le lui ordonne, dans le doute sur son état. Même s'il ne semble pas exister de jurisprudence sur ce point précis, on peut avancer que l'autorité territoriale serait également en droit de ne pas rémunérer l'agent pour la journée, en application de l'article 20 de la loi du 19 juillet 1983, en tant que ce refus, opposé à un dépistage régulièrement prévu et annoncé par le règlement intérieur, peut légitimement lui donner à croire que l'agent a fait preuve d'intempérance. Cet agent ne pourrait être sanctionné, en ce cas, que s'il présente des signes d'ébriété manifeste (23).Si l'agent se plie au test et que celui-ci se révèle positif, l'autorité territoriale devra demander à l'agent de rentrer chez lui (art. R.4228-20 du Code du travail). L'agent ne sera pas rétribué pour la journée au cours de laquelle il s'est mis dans l'impossibilité d'exécuter son travail.Ni les textes ni la jurisprudence ne semblent exiger de la collectivité qu'elle organise d'emblée, en cas de dépistage positif, le raccompagnement de l'agent à son domicile (24). Il est certain que l'accident dont l'agent serait victime sur le chemin du retour ne saurait être qualifié d'accident de service (ou de trajet) dès lors que l'alcoolisation excessive de l'agent constitue toujours de sa part une faute personnelle détachable du service même si elle a eu lieu à l'occasion d'un pot organisé par la collectivité (25). Il est évidemment possible - et recommandé - à l'employeur d'appeler le médecin de prévention ou les services de secours pour une prise en charge de l'agent s'il l'accepte (26) ou de lui proposer de le faire raccompagner par un taxi ou un proche. Il a par ailleurs été indiqué que les services de police municipale, qui n'ont pas compétence pour constater des infractions liées à l'alcool, peuvent néanmoins être requis par l'autorité territoriale pour conduire l'agent sous l'empire de l'alcool devant la police nationale (27).

B. Sanction disciplinaire
Une fois établie la faute, l'employeur sera en droit d'infliger à l'agent une sanction disciplinaire. Le régime de cette sanction répond aux règles générales de la procédure disciplinaire. Ainsi pour les fonctionnaires, dans la mesure où l'on peut raisonnablement considérer que dans la plupart des cas, compte tenu des risques qu'elles font courir, les fautes liées à l'alcoolisme appelleront une sanction du deuxième groupe et au-delà (plus de trois jours d'exclusion temporaire de fonctions envisagée), la saisine du conseil de discipline s'imposera. En ce qui concerne les agents non titulaires, l'autorité territoriale appréciera seule la sanction devant être infligée, dans le respect des dispositions du décret n° 88-145 du 15 février 1988. Il faut néanmoins faire part de quelques décisions utiles à connaître dans la perspective de poursuites disciplinaires pour des faits d'alcoolisme. Il a été jugé :- que l'autorité territoriale peut sanctionner d'autant plus sévèrement l'agent que son alcoolisation a fait courir un risque à autrui, collègues ou usagers (28) ou qu'il assumait une responsabilité hiérarchique (29) ;- que l'alcoolisation excessive peut être sanctionnée dès lors qu'elle est susceptible d'affecter le service quand bien même l'alcool aurait été absorbé en dehors du temps de travail (30) ; - qu'un fait d'alcoolisme isolé et qui n'a pas perturbé le service doit être moins sanctionné que des faits réitérés ou perturbateurs (31) ;- que si les troubles mentaux engendrés par l'alcool ne sauraient exonérer l'agent, il peut être prescrit à l'autorité territoriale d'en tenir compte comme un facteur de modération de sa sanction (32).Plusieurs décisions laissent enfin apparaître que l'alcoolisation d'un agent peut aussi fonder l'exercice du pouvoir disciplinaire contre son encadrement si sa défaillance est avérée.Le responsable d'un établissement a été ainsi sanctionné pour avoir toléré l'introduction de boissons alcoolisées prohibées sur le lieu de travail, ainsi que leur absorption massive par le personnel à l'occasion de pots non dissimulés (33) ; de même un agent de maîtrise pour avoir participé sur le temps de travail à des libations aux côtés de ses subordonnés, au cours desquelles l'un d'entre eux est tombé dans un coma éthylique (34). -

Sandie CREVEL, juriste au centre de gestion du Calvados, chargée d'enseignement à la faculté de droit de Caen Samuel CREVEL, magistrat, chargé d'enseignement à la faculté de droit de Paris I (Panthéon-Sorbonne).

(1)...........;;
(2) Cass. crim. 30 nov. 1993, n° 92-82090.
(3) CAA Bordeaux 24 mai 2005, req. n° 01BX01102 : exclusion temporaire de deux mois pour « intempérance au service ».
(4) En pratique, cette infraction n'est poursuivie, en complément d'une infraction d'imprudence, qu'en cas d'accident consécutif.
(5) Cass. crim. 6 avril 2008, n° 07-80535.
(6) Cass. crim. 21 juin 1994, n° 93-85508 : employeur déclaré coupable d'homicide involontaire pour avoir laissé travailler un salarié en état d'ébriété, lequel est décédé à la suite d'une chute.
(7) Cass. crim. 19 nov. 1991, n° 91-82927.
(8) Cass. crim. 11 oct. 2004, bull n° 325.
(9) Pour les employeurs privés : Cass. soc. 3 oct. 1969, n° 509 ; pour les employeurs publics : CE 11 avril 2008, req. n° 298059.
(10) CAA Lyon, 5 juin 2007, req. n° 04LY01567.
(11) CE 3 nov. 1997, req. n° 139976.
(12) CE 4 mars 1992, req. n° 89545.
(13) CE 17 fév. 1995, req. n° 107766 ; CE 13 mai 1992, req. n° 106098 ; pour l'employeur privé : Cass. soc, 6 déc. 2000, n° 98-45785.
(14) CAA Lyon 27 mars 2007, req. n° 06LY00784.
(15) CE 13 mars 1987, req. n° 53191.
(16) CAA Bordeaux 24 mai 2005, req. n° BX01202.
(17) CE 18 mars 1998, req. n° 160583 : inefficacité d'un témoignage isolé et anonyme accusant un agent d'« intempérance » sans autre précision.
(18) CAA Bordeaux 30 juin 2008, req. n° 06BX00646.
(19) CE 1 er fév. 1980, req. n° 06361 ; 9 oct. 1987, req. n° 072220.
(20) CE 8 juil. 1998, req. n° 71484 : nullité de la disposition d'un règlement intérieur qui permettait de soumettre au dépistage tous les agents de la collectivité, sans égard à leur poste.
(21) CAA Nantes 19 oct. 2001, req. n° 98NT00977 : le dépistage est avant tout un instrument de prévention des accidents du travail, pas de répression.
(22) TA Marseille 17 oct. 1985, n° 85-1668.
(23) CE 17 févr. 1995, req. n° 107766.
(24) On doit toutefois citer la condamnation a priori isolée, pour non-assistance à personne en danger, d'un cadre qui, à l'issue d'un pot organisé dans l'entreprise, avait laissé un salarié manifestement ivre prendre son véhicule alors qu'il aurait pu « sans employer la force et sans risque pour lui maintenir la barrière fermée pour l'empêcher de partir » : Cass. crim. 5 juin 2007, n° 06-86228.
(25) CAA Nantes 27 mai 1999, req. n° 96NT01581.
(26) CE 27 mars 1987, req. n° 53191.
(27) Rép. min. n° 117757, JO AN du 8 mai 2007.
(28) CE 6 déc. 2000, req. n° 45785.
(29) Cass. soc, 6 fév. 1996, n° 94-43420.
(30) CE 5 mai 1995, req. n° 120890 ; Cass. crim. 2 déc. 2008, n° 01-43227 : sanction infligée à un salarié affecté à la conduite de véhicules à raison de la perte de son permis consécutive à la consommation d'alcool dans le cadre de sa vie privée.
(31) Cass. soc. 24 févr. 2004, n° 02-40290.
(32) CAA Marseille 4 nov. 2003, req. n° 99MA02207.
(33) CE 10 sept. 2007, req. n° 293363.
(34) CAA Douai 2 mars 2004, req. n° 01DA00280.